Je n'en reviens pas. J'ai quitté Yubaba, j'en ai franchis les enceintes. Par les airs.
Mes ruines me portent, insensibles à la gravité. Les épines qui pesaient, si lourdes, aussitôt que je les avais oubliées, avaient opéré une métamorphose alors insoupçonnée. Des ailes, je n'y aurais jamais cru, mais il s'agissait bien de leur réalité. La réalité, au présent, trop forte en matière pour qu'elle tienne du rêve. J'ai les plaines et les champs qui se déclinent sous mes yeux alors que le vent vient enfler cette découverte. Tenant contre moi l'étoile de Star qui crépite dans le noir. Je respire la distance que j'abats, dans un état d'ivresse qui ne comporte aucune limite. Au dessus, j'ai les nuées qui carburent et filent mon parcours. Je suis disloqué, éparpillé dans le stellaire et jamais je ne me suis sentis si entier.
Le fantasme se poursuit comme ça, jusqu'au point du jour. Chaque effort fourni pour abattre les ailes et les renflouer  d'altitude restaure mon sourire. Il n'a pas tari depuis que j'ai quitté la ville.
Puis l'hiver, son souffle, sa morsure qui vient faire grincer ma machinerie, éroder l'euphorie.
Happé par l'air, la réalité dévorante, tout à coup inflexible. Je comprends trop tard que je n'ai droit à aucune entorse. Le fer ne se soulève plus, comme des bras qui n'écoutent pas. Je jure, je crie mais les bourrasques m'étouffent et je tourbillonne. L'horizon se raidit. Je leur hurle de se déployer à nouveau. Rien n'y fait, elles se rétractent autour de ma carcasse. L'air décline l'entrée de mes poumons. Un rêve de fin obscurcit ma pensée. Les astres se noient dans le lac. La nuit tombe et le jour mortel creuse un immense sillon avec ma chute.

C'est la terre qui m'éveille. La terre qui vibre et exhale chaque picot de douleur qui entorse mon corps. Je râle, sans ouvrir les yeux. Je sens la terre pénétrer mes naseaux. C'est radical, je me dresse sur mes coudes pour tousser et me tourner sur le dos. Un grincement sinistre accompagne mon geste. Puis un craquement qui m'arrache un grognement. Le sol draine tout ce qui reste de volonté. Une fois étendu sur l'herbe, j'ouvre les yeux pour les laisser me dessiner une silhouette intelligible. J'ai beau plisser de l'oeil, elle reste débile et instable. Une figure dégoutée par la douleur et l'incompréhension recouvre mes traits. Mes poumons se gorgent d'air si goulument que je suis incapable d'articuler le moindre mot. Plus l'air circule, plus l'espérance de la moindre cohésion s'éloigne. Impossible de comprendre ce visage penché au dessus du mien. Seule l'urgence de sa voix résonne dans mes oreilles. Je feigne un sourire, espérant me faire passer pour un promeneur assoupi à la belle étoile mais à ce moment je ne suis plus que douleur. Pour parler, je ferme les yeux. C'est plus facile. J'ai beau lutter, les mots ne se concrétisent pas. La terre reprend son emprise et j'ai l'impression de m'enfoncer loin au dedans de ses entrailles, comme si je fondais. Et avec, toute pensée qui me tenait éveillé jusque là. Je ne peux pas me laisser entre les mains de cette personne qui laboure mon épaule... J'esquisse un dernier effort pour me redresser mais ce fut la tentative de trop. Un vertige me cloue au sol et je m'évanouie de conserve.
Quand je reviens à moi, le décor n'est pas le dernier que j'avais en vision...
Paniqué, je me dresse sur mon séant et balaye un regard ahuri autour de moi.

A peine mon regard a-t-il le temps de faire le tour de la pièce que je tombe nez à nez avec le visage d'un autre garçon. L'air plus jeune et un timbre bienveillant. Je laisse le silence de la chambre faire le vide dans mon esprit. Mes épaules s'affaissent. En repassant la séquence de ma chute, je fais des yeux de chouette. Je hoche du chef, lentement. Un coup d'oeil par dessus un bras pour constater l'état de mes ailes. Il n'en reste plus grand chose. De la ferraille s'est éparpillée sur le sommier. J'en reviens au garçon. Je ne me souviens pas avoir croisé ces yeux bleus un jour.

"- ...Depuis quand je suis ici..? On est à Yubaba..?"

Des courbatures irradient de mon dos tant que je parle. Mes questions vibrent. Mais j'essaie de ne pas l'inquiéter plus qu'il ne le faut. Sans savoir où le temps a-t-il reprit pour moi, il fallait reposer sur la bonne volonté de cet autre garçon... Jusque là je pense avoir demeuré entre de bonnes mains.

Le jeune homme me sourit en déroutant la réponse que j'attendais. Comme à un gamin pour qui l'heure est d'aller dormir.

"-les Landes..?" La question m'échappa d'un souffle.

Je laisse s'évanouir ses excuses. Ne réalisant pas bien l'envergure de mon voyage. Je repousse la couverture jusqu'en bas de mes chevilles et me positionne en tailleur.

"-ça devrait aller, merci... Le temps que ça repousse..."

Tentant d'adhérer ma volonté à mon pouvoir et, plus particulièrement, aux ruines qui maculent mon dos, je ferme un instant les yeux, retient mon souffle. La mine renfrognée. Rien n'y fais. J'aspire un grand coup, souris de dépit.

"- Mauvais calcul." Un tintement métallique ponctue ma phrase. Un morceau est venu taper la tête de lit. Je ne trouve pas les mots pour m'excuser. Au lieu de quoi, j'optais pour lever le voile sur le fou volant que je devais avoir incarné à ses yeux, jusqu'ici.

"Je suis le Facteur Cheval... C'est gentil de m'accueillir chez toi... Je ne resterai pas longtemps, si ça peut te rassurer..."

Joignant le geste à la parole, je sors mes jambes du lit. Ça réveille de sales sensations qui me font montrer des dents.

HRP:

Le garçon anticipe mon action et, d'une pression de ses main, m'intime de me tenir à ma place, sous le bon augure de ses soins. Lylian m'offre sa main. Je demeure prostré par son hospitalité quelques secondes. J'essaie de lire dans ses traits si cette bonté en apparence très pure ne dissimulerait pas autre chose... Je saisis sa main, la serre. Et dans le même temps me frappe la pensée qu'il s'agirait pour lui d'une tentative de gain de temps au cas où il ait voulu prévenir les autorités locales.
J'essaie de dissimuler cette roideur qui gagne ma pensée derrière un sourire aiguisé de reconnaissance.

"- C'est la première fois que ça m'arrive. Ce devait être un drôle de numéro...il me faudrait essayer à nouveau... Dès aujourd'hui."

J'essuie un nouveau refus. Ce qui ne me rassure pas davantage et durcit mes soupçons quant à la candeur de ce Lylian. Je me sens prêt à bondir de ce lit... Mais je me vois retardé dans mon élan par la réaction de mon hôte. Sa moue, sa vivacité à anticiper le moindre de mes mouvements. Ce n'est pas seulement suspect, c'est tout bonnement trop spontané pour être malhonnête. Alors je tâche de me détendre et d'être conciliant...

''-...Va pour un brunch alors...''

Je tape dans sa main, enchaîne avec un check bien de chez nous. Je m'avoue surpris par la détermination de ce type à vouloir faire le bien... envers quelqu'un comme moi. J'ai peu d'estime pour ma personne et ça me semble aberrant qu'on y accorde autant de petites attentions.... Sans aller jusqu'à lui dire

Je commençais à me faire à la vivacité de ce garçon. Et j'avoue admirer un peu cette promptitude à offrir. Sans la moindre hésitation, sans que le sacrifice de soi ne lui apparaisse jamais comme un contre temps. En apparence du moins... Quoique Lylian paraissait assez entier pour permettre de penser ça. Les paquets de gourmandises échouent sur mes genoux. C'est pas aussi somptueux et faste que ce que laissait envisager l'hospitalité de mon sauveur... Mais cette simplicité a quelque chose d'adorable, quelque chose qui renvoie à des souvenirs aujourd'hui trop nébuleux pour que je sois en mesure d'y apposer une date, un nom.

"- c'est déjà très beau..." Ma voix s'évanouit tandis que je mets la main sur le paquet de bonbons et l'ouvre d'un coup de dents.

Je plonge ma main au dedans. Et d'en sentir la foule de petits paquets iridescents, j'en frissonne. Non, en vérité, je réalise que j'ai faim. a cet instant je n'aurais pas dis non à recevoir une entrecôte de 700gr en lieu et place de ces paquets de grignotage mais... Ça alimentait un peu la magie du moment, son ingénuité... Et c'est avec une certaine férocité que j'entamais de manger ces petites offrandes colorées. Je cède un peu d'espace à Lylian sur le matelas en venant caler mon dos contre la tête de lit.

"- Tu vis seul, mmh?"

Ce n'était pas la sobriété de ce repas qui me presse de retrouver la lueur minable de ma chaudière. Je n'entends pas ses inquiétudes quant à mon confort. Me contentant de l'observer s'agiter nerveusement sur le lit. Ce ne serait pas la première fois que je mettais quelqu'un mal à l'aise en ayant l'impression de n'avoir transgressé aucune règle... Je reprenais une poignée de bonbons. Loin de me déplaire. Faire éclater ces billes de sucre entre mes dents ravivaient mes papilles.
Sept mois c'est peu. Enfin, moi-même je ne me souvenais pas précisément de mes premiers pas sur ces royaumes. Et la vie que j'avais avant s'était faite dévorée par les mites. Ne laissant qu'une galerie de fantômes muets.

"- Je me suis fais plus vite que je ne l'aurai cru à cet endroit. On grandit de tout avec rien dans les poches. " pause bonbon. " L'impossible ici tu n'en trouveras pas. Mais on est pas à l'abri de faux pas." Je fais grincer mes ailes pour illustrer le propos.

De les agiter, ça échauffe mon dos. Curieux, je constate un peu mieux leur état. La douleur ne m'élance plus. Sans être aussi souple qu'au premier jour, je me sens être sur la bonne voie. Je me retourne vers mon hôte, confiant.

"- J'ai un train à prendre. Ca n'attend pas. "

Je roule le paquet de bonbons que je cal sous mon aisselle puis sors du lit.

"- J'ai eu beaucoup de veine d'être tombé sur toi Lylian, je saurai mieux où faire naufrage la prochaine fois..." En disant cela, je m'étire le dos.

Dernièrement, je presse ma main contre son épaule, assez fermement pour l'empêcher de se lever. Je plante mes yeux dans les siens, j'essai d'avoir l'air prévenant et de ne pas laisser l'atmosphère candide de la pièce se gâter par l'autorité contenue dans ma voix.

"Ne me raccompagne pas, ça vaut mieux. Je t'écrirai pour te dire que je suis bien rentré."

Sourire franc, un au revoir comme ceux des héros. Je veux laisser une bonne impression derrière mon passage, tant pis si la presse ou les hérauts publics viendront entacher l'image que ce garçon se fait de moi. Je laissais la chambre derrière moi après avoir accordé un dernier regard à Lylian, faisant crisser le paquet sous mon bras.

"-Un souvenir."

Dehors, je prenais note de l'adresse postale puis empruntais une voie hors des sentiers. On était au petit matin, le froid mordait ma ferraille, il me tardait de devenir un prince de l'air.